Kami

Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne, c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte; ou bien une interception de plusieurs flux. Si une personne a des cheveux, ces cheveux peuvent traverser plusieurs étapes : la coiffure de la jeune fille n’est pas la même que celle de la femme mariée, n’est pas la même que celle de la veuve : il y a tout un code de la coiffure. La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interceptrice par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas et ces flux de cheveux sont eux-mêmes codes suivant des codes très différents : code de la veuve, code de la jeune fille, code de la femme mariée, etc. C’est finalement ça, le problème essentiel du codage et de la territorialisation qui est de toujours coder les flux avec, comme moyen fondamental : marquer les personnes, (parce que les personnes sont à l’interception et à la coupure des flux, elles existent aux points de coupure des flux).

G. Deleuze (cours Anti-Œdipe)


Mes cheveux sont tombés aujourd’hui.

Je prenais ma douche, tranquillement, en sifflotant du Pink Floyd, et je rinçais mes cheveux sous l’eau chaude, lorsque je les ai sentis plus lourds qu’à l’accoutumée. J’ai tout de suite compris. Avant même que ma raison ne prenne le contre-pied des faits et ne m’affirme – ne me hurle, devrais-je plutôt dire – que c’était complètement impossible, j’ai compris que mes cheveux s’étaient détachés de ma tête. Comme une vulgaire perruque. Lourde d’un bon mètre de cheveux plutôt épais et entièrement imbibés d’eau.

Je passai une main sur mon crâne. La surface était parfaitement lisse. Aussi lisse qu’un crâne de chauve. À l’instant où ma pensée articula « chauve », mes mains se mirent subitement à trembler et mon corps s’affaissa lentement sur lui-même. Je finis par me retrouver agenouillée sur ma propre chevelure.

Reprenant peu à peu mes esprits, je commençai à envisager des explications rationnelles, n’en trouvai finalement qu’une de plausible : je n’avais pas subi de choc particulier récemment, je ne souffrais pas de dépression, j’étais plutôt bien dans mon couple et plus généralement dans ma vie, je n’avais pas encore d’enfant pour que cela change, je devais donc être malade.

Je m’empressai de sortir de la baignoire, ramassai non sans difficulté l’ample chevelure qui avait décidé de me faire faux-bond en cette matinée de mars ensoleillée, l’enveloppai dans un linge puis rinçai les résidus qui s’étaient accrochés à l’émail.

Mon regard rencontra mon reflet dans le miroir de l’armoire de salle de bains, et mon visage prit une expression consternée. Je n’avais vraiment pas la morphologie crânienne adéquate pour une calvitie ou même une coupe de cheveux courte. Je me fis un turban d’une serviette qui pendait à portée de main.

Heureusement, mon amour était déjà parti, et je n’avais cours qu’en début d’après-midi : cela me laissait trois bonnes heures pour réfléchir aux mesures d’urgence. Je passai les cinq premières minutes au téléphone, réussis à décrocher un rendez-vous dans l’heure même auprès de ma médecienne traitante, une femme sympathique qui habitait dans l’immeuble en face du mien – raison principale pour laquelle je l’avais choisie, la raison secondaire étant qu’elle ne rechignait jamais à vous prendre entre deux rendez-vous en cas d’urgence.

Je passai le quart d’heure suivant à réfléchir à ce que je pourrais bien me mettre sur la tête – je finis par opter pour un chapeau que je n’avais pratiquement jamais porté car d’un rouge un peu trop voyant, mais ayant l’avantage d’être bien enveloppant. Je l’enfonçai de manière à me couvrir complètement les oreilles. Afin d’éviter les clashs de couleurs, je m’habillai de noir.

Dehors, le ciel était d’un bleu limpide, cela sentait le printemps à plein nez. Me faisant l’effet d’une veuve qui se serait plantée de chapeau, je traversai tête baissée la rue à sens unique qui me séparait du cabinet de médecine.

La salle d’attente était pleine comme à l’accoutumée. Personne ne prêta attention, ni à mon chapeau, ni à mon absence de cheveux : tous étaient profondément absorbés dans leur smartphone, à part un petit vieux qui somnolait paisiblement et une petite black sur les genoux de sa mère – ou de sa nounou, allez savoir – qui eut tout de même pour mon chapeau un vague regard intéressé. Il faut dire qu’une couleur pareille, ça ne se voit pas tous les jours. Après un bon quart d’heure passé à tenter de me plonger dans une revue féminine où le propos était de parvenir à adapter une fantaisie du milieu de la mode à la vie de tous les jours, la médecienne apparut brièvement et me fit un petit signe. Je passai la porte en tentant de me fondre dans les boiseries.

Une fois dans le cabinet, j’ôtai mon couvre-chef. Ma généraliste poussa une exclamation de stupeur.

- « Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? »

- « Eh bien, je suis justement là pour que vous me le disiez… »

- « Mais il a bien dû se passer quelque chose ? »

Je réprimai un soupir d’exaspération. La seule chose qui était arrivée, c’était cette masse de cheveux qui avait glissé soudain de ma tête pour venir s’étaler au fond de la baignoire.

- « Bon. Ecoutez. Je vais vous donner une liste d’examens à faire, un check-up complet. Vous allez au labo d’analyse d’à côté, et dès que vous avez les résultats, vous revenez me voir. D’accord ? »

Elle me regardait comme si j’étais un enfant qui venait de perdre sa mère : avec un mélange de pitié et de fatalisme. Ainsi que d’une touche d’impatience justifiée par le nombre de personnes amassées dans sa salle d’attente. Mais je n’avais pas fini.

- « Vous ne pouvez pas me faire aussi un petit arrêt maladie pour quelques jours, le temps que je m’habitue un peu à mon nouveau physique ? Je ne me vois pas du tout assurer mon cours dans de bonnes conditions aujourd’hui… »

- « Oh si, bien sûr. Mais il va falloir vous y faire : ça ne va pas repousser très vite, si ça repousse… »

Elle avait le mérite de toujours dire ce qu’elle pensait. Je n’avais pour ma part même pas eu le temps de songer à une quelconque repousse. Quelque chose, dans le côté extrêmement lisse de ma surface crânienne, me disait qu’il ne faudrait pas trop y compter dans l’immédiat.

- « Donnez-moi une semaine, je pense que ça devrait aller. »

Elle écrivit rapidement une ordonnance, puis rédigea l’arrêt maladie.

Pour le moins revigorée par ce congé inespéré – un peu comme autrefois, lorsqu’une fièvre soudaine me permettait d’échapper à une séance de piscine scolaire – je me dirigeai sans me presser vers le laboratoire. L’air était frais et lumineux, les moineaux pépiaient dans les branches des arbres, je me mis à zigzaguer gaiement entre les crottes fraîchement déposées sur le trottoir par les canidés locaux, dérangeai un pigeon qui s’affairait sur un reste de baguette humide de rosée, puis remontai une dernière rue imbibée de soleil. L’inconvénient, avec le soleil dans les yeux, c’est qu’on a toutes les peines du monde à vérifier où l’on met les pieds : je redoublai donc d’attention, et ralentis encore ma course. À marcher comme cela, lentement sous le soleil printanier, je devais donner l’impression d’une personne heureuse de son début de journée.

Après m’être enregistrée à l’accueil, je me retrouvai assise entre deux femmes enceintes. Mon amour aimerait bien qu’on ait un enfant. Moi, un peu moins. J’ai déjà assez à faire avec moi-même et mon amour.

Mon amour est plutôt gentil. Il travaille dans la banque, rentre moyennement tard, et adore dénouer ma longue natte lorsque je m’installe sur ses genoux, dans le sofa moelleux qu’il nous a offert à Noël, il y a deux ans. Enfin, adorait. Mon amour rentrerait ce soir vers 19h. Le jour de notre mariage me revint en mémoire : moi, dans cette longue robe bien blanche, les cheveux en cascade sur mes épaules, lui, fier et droit dans son costume… M’aurait-il épousée si j’avais eu des cheveux moins longs ?

Une infirmière vint me chercher. Je m’installai dans un fauteuil en position mi-allongée, et retins ma respiration en regardant ailleurs pour la prise de sang. L’infirmière se révéla douée, je ne sentis presque rien. Au bout de cinq minutes, j’étais à nouveau dehors. Je devrais repasser le lendemain matin à jeun (ce que je détestais) pour d’autres prélèvements qui le nécessitaient et il me faudrait attendre une bonne semaine avant les résultats. C’était probablement un cancer. Ça ne pouvait pas être le sida : depuis que nous avions passé le test pour notre mariage, mon amour et moi, je n’avais pas eu l’occasion de coucher avec quelqu’un d’autre. À moins que lui, m’ait caché quelque chose ? Je chassai rapidement cette idée de mon esprit. Mon amour n’avait pas pu me tromper, ou, plus exactement, il n’avait pas pu me tromper sans prendre toutes les précautions nécessaires. Mon amour était adulte et responsable, il n’aurait pas baisé à l’aveuglette sans préservatif.

J’essayai de l’imaginer avec une autre fille. Il rentrait tard certains soirs, à cause de son travail ; je n’avais jamais eu l’idée de vérifier son emploi du temps. Mais à présent, chauve comme j’étais, comment pourrais-je seulement avoir le courage de lui reprocher quoi que ce soit ? Il fallait que je m’achète d’urgence une perruque, ce serait mieux que rien, en attendant.

Je me dirigeai vers le métro. Puis rebroussai chemin. Je n’avais aucune idée de la perruque qui conviendrait, et, en fait, je savais pertinemment qu’aucune perruque au monde ne pourrait faire l’affaire. Je me sentirais simplement ridicule. Rien qu’à l’idée d’une masse de cheveux artificielle collée à mon crâne, je fus prise de démangeaisons. Plutôt rester chauve que perruquée. D’ailleurs mon chapeau aussi, me filait des démangeaisons, comme si mon crâne ne pouvait plus rien supporter hors l’air frais du matin. Je me hâtai de rentrer, et le jetai à terre.

Finalement, le fait d’être chauve ne m’allait pas si mal. Je commençais à m’habituer à ma nouvelle image dans le miroir. La peau sur ma tête était douce et lisse comme celle d’un bébé. Fini les faux-semblants : c’était ma tête et rien de plus, rien pour piéger les regards.

J’attrapai mon téléphone. J’imaginais déjà la réaction de mes élèves, quand on leur annoncerait la nouvelle. Moi qui m’étais fait un point d’honneur à ne jamais rater un cours, même avec une crève carabinée. Et j’allais aujourd’hui sécher mes cours pour une bête histoire de cheveux. Sans la moindre fièvre ni le moindre signe de maladie. Je devais bien être un peu malade tout de même, pour qu’une chose pareille m’arrive. On ne perd pas ses cheveux pour rien. Encore heureux que cela ne me soit pas arrivé au salon de coiffure. Ma coiffeuse en aurait eu une attaque, pour sûr.

Ce n’était pas un simple shampooing qui pouvait avoir un tel effet – j’allai cependant vérifier, le téléphone toujours à la main, que je n’avais pas confondu mon produit habituel avec une bouteille de détergent – mais l’idée était stupide, si mes cheveux avaient été attaqués par une substance quelconque, ma peau l’aurait été aussi. Je revins au salon, m’apprêtai à composer le numéro du lycée. Puis me ravisai. À quoi bon, après tout, reporter l’affrontement. Je ne parvenais pas à supporter l’idée que j’allais sécher mon cours pour une simple question d’apparence. Je n’étais pas là pour me pavaner avec mes cheveux, et il faudrait bien de toute manière que j’assume la situation un jour ou l’autre.

J’essayai de me composer un turban « soft », mi-chapeau, mi-foulard, avec une jolie pièce de tissu pas trop voyante, dans des tons cuivrés. Je choisis des boucles d’oreilles un peu plus longues que d’habitude, longues et fines – des créoles m’auraient donné un look de diseuse de bonne aventure - et soignai mon maquillage. L’ensemble n’était finalement pas si mal, même si mon absence de chevelure me faisait me sentir plus dénudée qu’à l’ordinaire.

En allant faire cours, je n’aurais plus le temps de penser à ce qu’il se passerait ce soir. Voilà trois bonnes heures que je gambergeais à propos des conséquences de ma chute de cheveux sur mon amour, comme si sans eux je n’étais plus tout à fait la même. Avec ou sans cheveux, il faudrait pourtant bien continuer à vivre, malgré tout. Je m’engouffrai dans la cabine de l’ascenseur en sifflotant.

Le mendiant de la boulangerie était à son poste. Je le passe à chaque fois avec un sourire poli. Donner la pièce, ce n’est pas mon truc. J’ai l’impression qu’après, je devrais la lui donner tous les jours. Et pourtant, ne faut-il pas aider son prochain ? Plus loin, au pied des escaliers, il y a cette femme qui stationne dès les premières heures du jour. Très amaigrie depuis quelque temps, le visage abîmé. Elle aussi je la passe sans rien donner, me fendant d’un sourire navré.

J’allumai une cigarette en attendant le bus. Peut-être cette chute de cheveux était-elle due à mes contradictions. Comme si ma chevelure en avait eu assez de me cautionner.

J’arrivai juste à temps pour prendre un café avant mon cours. Le proviseur était lui aussi à la machine à café, il me serra lentement la main avec un air un peu gêné.

- « Ah… Vous devez savoir qu’il est interdit de porter le foulard à l’intérieur de l’établissement… »

Réprimant un rire nerveux, je défis lentement mon foulard et le laissai tomber sur mes épaules. Il recula d’un pas.

- « Oh… Que vous est-il arrivé ? »

- « Ça, si je savais… »

Il me regarda bizarrement, comme s’il n’était pas complètement sûr que je ne me payais pas sa tête.

- « Quel dommage, vous aviez de si beaux cheveux », capitula-t-il en faisant un geste de la main pour m’autoriser à remettre mon foulard.

Je le remerciai d’un clignement des yeux, et me hâtai de rejoindre les toilettes avant de croiser un autre collègue. Je refis rapidement le nœud, vérifiai mon allure dans le miroir, et ressortis gonflée à bloc.

Je descendis allumer une clope sur le trottoir devant le lycée, mon café à la main. J’en avais oublié de manger, avec toutes ces histoires. Les élèves étaient en train de rentrer, passant devant moi avec l’indifférence la plus totale.

Ma clope finie, je me dirigeai vers ma salle et commençai mon cours comme si de rien n’était. Un petit flottement se fit sentir, quelques commentaires lâchés ça et là à voix basse et un ricanement échappé du second rang. Je débitai mon laius à une vitesse légèrement plus élevée. Les stylos glissèrent sur les feuilles sans plus un bruit. Le thème de cette année était la Beauté. Quelle ironie.

J’aime faire classe. Moi d’un côté, les élèves de l’autre, mon étrangeté et ma différence normalisées, presque justifiées.

C’est probablement cette différence qui a attiré mon amour, quoique très inconsciemment : il s’imagine probablement que je suis une femme tout à fait normale et plutôt équilibrée, avec simplement des cheveux extraordinairement longs. Et qui ne souhaite pas avoir d’enfants.

C’était bien pour un type comme mon amour, une prof de lettres, ça donne une touche intello. Mais mon amour ne se serait jamais tenu à ce seul critère. C’est ma différence, qui a dû le décider. Comme si, quelque part, était inscrit au fer rouge « exemplaire unique ». Mon amour a été entraîné depuis sa petite enfance à faire partie des premiers : de sa classe, de sa promotion, de son entreprise. J’étais le trophée idéal pour compléter son palmarès.

La sonnerie de fin de cours retentit alors que j’amorçais ma dernière phrase. Les élèves la prirent en note avec une certaine impatience puis ramassèrent prestement leurs affaires, se tirant respirer une bouffée d’air printanier avant leur cours de maths.

En ce moment même, ma nouvelle apparence devait nourrir copieusement leurs conversations.

Revenue en salle des profs, j’affrontai le regard étonné des collègues. Au bout de quelques minutes, personne n’osant se jeter à l’eau, je décidai d’y aller carrément. Après tout, la méthode avait déjà marché avec le proviseur. Je dénouai une nouvelle fois mon foulard.

Un stylo tomba par terre. Une collègue un peu plus sensible que les autres s’étrangla avec son café.

- « Mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »

- « Mes cheveux sont tombés. », répondis-je factuellement.

- « Tombés ? »

- « Oui, tombés. Schlak. Ce matin. Dans ma baignoire. »

- « Mais… »

- « Je ne sais pas ce que j’ai. J’ai fait des analyses ce matin. Je saurai ça en fin de semaine. En attendant, je me sens plutôt en pleine forme. » concluai-je d’un ton sans appel.

S’ensuivit un concert de commentaires mêlés à des manifestations de soutien que je m’empressai de fuir en allant fumer une clope avec Bernard, le prof de maths. J’avais emporté mes affaires, ne projetant pas de remonter dans la tourmente juste pour le plaisir.

Je commençais à me sentir fatiguée. J’imaginais les collègues en train d’inventer des scénarios pour tenter de donner un sens à ce qu’il m’arrivait. Moi-même je n’avais pas beaucoup avancé sur le sujet. De toute façon, il faudrait attendre les analyses.

Bernard regardait la grille du lycée et semblait lui trouver un intérêt formidable. Je soupirai.

- « Et ton mari, il prend ça comment ? », se décida-t-il. « Enfin, si ce n’est pas trop indiscret, bien sûr. »

Marrant, cette question. Comme si je venais de me barrer de chez moi, ou de commettre un adultère, enfin, quelque chose comme ça.

- « Il n’est pas encore au courant. »

- « On prend un café quelque part ? Je vais chercher mon sac. »

Je n’eus pas le temps de répondre, il s’était déjà engouffré à l’intérieur. Je pris soudain conscience de l’absurdité de sa proposition. Il avait cours dans cinq minutes à peine. Un cours mal placé, entre nous soit dit. Deux heures de maths en fin d’après-midi, ce n’est pas très fin. Mais nos emplois du temps sont rarement des modèles d’intelligence.

Je commençais à partir en direction du métro lorsqu’il me rattrapa, légèrement essoufflé.

- « Ben alors, tu ne m’attends pas ? »

Je le contemplai, étonnée.

- « Mais… Et tes cours ? J’ai cru que tu plaisantais. »

- « Je devais leur filer une interro demain, ce sera pour aujourd’hui et voilà tout. Marc a accepté de les surveiller. Compte tenu des circonstances...»

Compte tenu des circonstances. Comme c’était bien dit. Il avait eu cinq petites minutes pour la forger, sa formule. Pensait-il vraiment que prendre un café avec lui allait m’aider en quoi que ce soit ? Décidément, la gaucherie de Bernard dépassait les bornes.

J’eus une pensée émue pour ses élèves, qui allaient se prendre une interrogation plus tôt que prévu par ma seule faute. Finalement, je n’aurais peut-être pas dû aller en cours. Tout ceci se serait sans doute mieux passé. Plus naturellement. Il n’y avait rien de naturel à aller prendre à présent un café avec Bernard.

Nous choisîmes un établissement tranquille, à l’écart de ceux habituellement fréquentés par les collègues. Bernard ne pipait mot. Je commençais vraiment à lui en vouloir, je ne lui avais rien demandé et j’aurais été mille fois mieux à prendre un café toute seule. Ou autre chose. Heureusement Bernard se trouva doté d’un parfait à propos. Il commanda sans me demander mon avis deux whiskies sans glace. J’avalai ma potion cul sec sans l’ombre d’une protestation. Il opéra de même et redemanda deux autres whiskies dans la foulée. Je me sentais déjà un peu mieux.

- « Alors ? »

- « Alors quoi ? » rétorquai-je, résignée.

- « Qu’est-ce qui t’est arrivé, réellement ? »

Je le contemplai, désarçonnée.

- « Tu ne vas tout de même pas me dire qu’ils sont tombés tout seuls,
sans raison ? »

Le problème avec les profs de maths, c’est qu’ils cherchent toujours des raisons à tout. Pas de conclusion sans hypothèses. Et pas de raisonnement sans axiomes définis au préalable.

Je tentai de définir un axiome compatible avec ma situation.

- « Les cheveux, ça peut parfois tomber sans raison particulière. »

- « Sans aucune raison, juste comme ça ? »

Mon axiome ne lui plaisait visiblement pas.

- « Les cheveux, c’est très lié aux hormones. Moi-même, j’ai de petits problèmes avec ça. Mais pour une chute aussi brutale, tu as dû subir une sacrée variation d’un seul coup... »

Je fis signe au barman. Il remplit à nouveau les verres sans sourciller.

Je ne l’avais pas remarqué jusqu’ici : le crâne de Bernard présentait effectivement une calvitie naissante que tentaient de masquer quelques mèches savamment placées. C’était peut-être l’une des raisons – car moi aussi, je cherchais des raisons à tout – pour lesquelles il s’intéressait tant à mon cas.

Mais en ce qui me concernait, mes hormones allaient très bien, merci. Mes règles avaient débuté hier exactement comme prévu, sans interruption ou douleur notable. Je décidai cependant de garder cette précision pour moi et sifflai mon troisième verre de whisky au même rythme que les deux premiers.

Il avait bien dû se passer quelque chose, tout de même. Je ne pouvais pas lui donner tort là-dessus.

- « Je te dis, je n’en sais strictement rien. J’ai fait des analyses, et j’attends les résultats. » résumai-je une fois de plus. « J’ai bien failli ne pas venir, aujourd’hui. »

L’alcool me détendait un peu. Après tout, Bernard n’offrait pas une compagnie si désagréable que cela.

- « Je comprends, à ta place, je ne serais certainement pas venu. »

- « Tu penses que j’ai eu tort ? »

- « Non, je ne crois pas… » Il réfléchit quelques secondes, avant de poursuivre : « The show must go on, comme on dit. »

Son accent me fit sourire. Moi-même j’avais en anglais un accent qui me contrariait. C’était comme pour les airs de musique : j’avais beau avoir les tonalités exactes dans ma tête, j’étais incapable de les reproduire en pratique. Combien de fois avais-je voulu siffloter à mon amour une chanson dont je cherchais à retrouver le titre... les sons qui sortaient de ma bouche dénaturaient tellement leur source qu’ils me faisaient parfois oublier jusqu’à la mélodie de départ.

Mon amour... Dans quelques heures, il le verrait, mon crâne.

- « Et ils ont réagi comment, tes élèves ? »

- « Je ne leur ai pas laissé le temps de moufter. Ils m’ont paru plus silencieux et plus attentifs, globalement.»

- « Ça me rappelle la fois où j’ai eu une extinction de voix. Silence total. Juste ma craie qui crissait sur le tableau. C’en était presque angoissant. »

- « Oui. Ça m’est arrivé à moi aussi. Mais là, on sentait qu’ils se taisaient par... comment dire. Commisération ? Pitié ? Gêne ?

- « Tu te fais des idées. Je ne suis même pas sûr qu’ils s’en soient aperçus. »

- « Tu rigoles ? La première chose qu’ils regardent, quand on entre en cours, c’est la façon dont on est sapé. Et coiffé. »

Moi qui étais si fière de ma natte. Je la refaisais chaque matin avec une joie enfantine – et après tout, ce geste n’avait-il pas effectivement été répété chaque matin depuis l’enfance, ne me rattachait-il pas à ces jours simples de mes premières années ? Être chauve me permettrait peut-être de grandir enfin un peu. Comme un trait tiré au rasoir sur un passé décidément trop facile.

J’eus soudain l’envie d’embrasser Bernard. Je ressentais, avec ma tête désormais nue de toute capillosité, le désir de faire des bêtises.

Mais je n’en fis évidemment rien. J’étais suffisamment grande pour connaître les effets de quatre whiskies bus coup sur coup. Bernard regardait au-delà de son verre comme on contemple l’horizon au bord de l’océan, déjà à moitié noyé dans sa propre boisson. Peut-être songeait-il lui aussi à m’embrasser. Je me levai, légèrement titubante. Il me proposa son bras. Je le remerciai en me dégageant gentiment. J’en avais assez fait pour aujourd’hui, il valait mieux que je rentre.

Je n’avais toujours pas remis mon foulard. Dans la rue qui me menait au métro, les passants me regardaient bizarrement. Je leur rendais la pareille.

Allais-je croiser aujourd’hui l’homme-canard ? Il caquetait régulièrement sur ma ligne - pas pour de l’argent, il devait se prendre réellement pour un canard. De nos jours, il y a vraiment de tout dans le métro. Les gens qui marmonnent tout seuls, ceux qui vous prennent à partie, ceux qui tapent contre les murs ou les portes – et ceux qui caquètent. Je ferais désormais moi aussi partie des attractions de la ligne. Une femme intégralement chauve et qui ne cherche pas à le cacher, ce n’est pas très commun. Mais j’avais été originale avec mes cheveux, je pouvais tout aussi bien continuer à l’être sans eux.

Une femme assise en face de moi me jetait depuis quelques minutes des regards curieux. Entre deux âges, plutôt bcbg. Je la fixai en retour. L’alcool m’était monté à la tête, je devais avoir le visage plus rouge qu’à l’ordinaire. Elle finit par me glisser, sur le ton de la confidence :

- « Pardonnez mon indiscrétion, cela doit être douloureux de se retrouver chauve à votre âge. C’est dû à une chimio ? »

Je restai un moment sans voix. Une chimio. Mais oui, bien sûr.

La plupart des gens qui m’avaient rencontrée dans la rue, le métro, et peut-être même au lycée, avaient dû avoir cette pensée. Les hommes chauves : âge et hormones ; les femmes chauves : chimio. Forcément.

La nana, voyant que je ne lui répondais pas, continua en s’étranglant légèrement :

- « Ce n’est pas le Sida, tout de même ? »

C’était bien la première fois qu’on m’abordait dans le métro pour me demander de but en blanc si j’étais séropositive. Si je ne lui répondais pas quelque chose dans les prochaines secondes, allait-elle se lever pour changer de place, de peur que ce ne fût contagieux ?

J’arborai mon plus beau sourire. Avec ma calvitie, cela n’aurait probablement pas l’effet escompté. Je ne m’étais pas encore habituée à ma nouvelle apparence : mes tics d’auto-défense allaient devoir être révisés en conséquence. Je me promis une petite séance devant la glace.

- « Rien de tout cela, Madame, je vous assure. »

- « C’est par choix, alors ? » émit d’une petite voix incrédule mon interlocutrice, décidément bien curieuse.

- « On peut dire ça, oui. » Mon sourire avait pris un aspect figé.

Puisque je n’avais pas acheté de perruque par choix, il fallait bien que je me considère, pour l’heure, chauve par choix.

La bonne femme baissa les yeux, sembla réfléchir un instant, puis reprit, le regard baigné de pitié :

- « Vous ne voulez pas qu’on vous plaigne, c’est ça ? »

Elle commençait à m’agacer sérieusement. Mon sourire se mua en rictus.

- « Et vous, ce blond jauni, c’est par choix également, pour qu’on vous plaigne ? »

Elle me jeta un regard outré.

- « Ce n’est pas parce que vous êtes chauve que vous devez me jalouser pour mes cheveux. » fit-elle d’un air pincé.

Je demeurai bouche bée. C’était bien le comble : moi, jalouser quelqu’un pour ses cheveux ? Si elle les avait seulement vus, mes cheveux ! Mais elle ne pouvait pas savoir. Elle ne pouvait pas savoir qu’une douzaine d’heures plus tôt, j’avais encore cette chevelure magnifique que tout le monde m’enviait.

- « Il n’y a aucun risque que je vous jalouse pour cette chose, je vous prie de me croire... Oups, excusez-moi. » Le panneau de ma station s’était imprimé de façon subliminale sur ma rétine. Je me précipitai vers les portes avant qu’elles ne se referment.

Je montai les escaliers d’un pas lourd. Cet échange avait au moins eu le mérite de me dessaouler. Je respirai avec avidité l’air du dehors.

Dans une heure environ, mon amour rentrerait. Je passai à la boulangerie acheter une baguette. On me regarda d’une drôle de façon mais sans oser faire de remarque (mon air peu amène devait y être pour quelque chose). Les prochains jours allaient être difficiles mais, au moins, ce serait fait. Plus besoin de perruque ou de foulard. Tout le monde serait bientôt au courant. Même mon amour. Ce n’était plus qu’une question de temps.

Je me réveillai au bruit de la porte d’entrée. Je m’étais fait couler un bain et m’étais assoupie, presque complètement immergée dans l’eau idéalement chaude à laquelle j’avais rajouté quelques gouttes d’essence de thym.

Au bout de cinq longues minutes mon amour pénétra dans la pièce. Son exclamation de surprise arriva à mes tympans sensiblement amortie par la masse liquide. Je me contraignis à sortir la tête de l’eau. Mon amour me contemplait, incrédule.

- « Tes cheveux… »

- « Oui. C’est tombé. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais strictement rien. J’ai fait des analyses. Je saurai ça en fin de semaine. » J’avais débité mon laïus sans accent ni emphase, juste débité, mot par mot, blasée. Mon amour n’avait rien su me dire de mieux que les autres.

Je replongeai dans l’eau. J’y restai quelques secondes, puis refis surface. Mon amour n’était plus là.

Je me demandai l’espace d’un instant si je n’avais pas rêvé, mais la porte de la salle de bains était restée entrouverte, me confirmant la réalité du précédent échange. J’attendis encore quelque temps puis me décidai à sortir de la baignoire.

Mon amour n’était pas non plus dans le couloir. Je fis le tour de l’appartement, allant vérifier jusqu’à l’intérieur des armoires, avant de me rendre à l’évidence. Il était ressorti.

Il était vingt heures, j’allumai la télévision tout en surveillant mon téléphone portable, me connectant au monde en espérant que mon amour se reconnecte à moi. Au bout d’un quart d’heure, je finis par perdre patience et l’appelai. Je tombai sur son répondeur. J’y laissai un message laconique lui demandant de me rappeler. Je ne savais cependant toujours pas quoi lui dire, à part ce que je lui avais déjà dit.

Il ne revint pas ce soir-là. Ni les soirs suivants. Ma messagerie demeura désespérément vide.

Je ne souhaitais pas ajouter un comportement irresponsable à l’anormalité déjà présente. Je continuai donc à vivre comme si de rien n’était. Je me levais pour assurer mes cours, puis revenais me coucher. Lorsque j’avais un paquet de copies, au lieu d’ajourner le moment de m’y atteler, je me jetais dessus. Huit ou neuf heures de correction sans pause autre qu’un peu de café de me faisaient plus peur. Je multipliais les devoirs facultatifs dans le seul but de récupérer un peu plus de papier à corriger.

Les analyses n’avaient rien donné. On m’avait conseillé d’aller consulter. J’avais appelé ma mère pour lui demander l’adresse d’un psy.

Il était plutôt acceptable physiquement. Espérant un transfert rapide, je commençai à fantasmer à peine allongée sur le divan. Il me réveilla vingt minutes plus tard, en m’annonçant que la séance était terminée. Je souris pour la première fois depuis un bon bout de temps. Il aurait au moins servi à quelque chose. Je décidai de le revoir.

La seconde séance fut plus décevante. Je commençai tout de suite à lui parler de mes cheveux. Il embraya sur ma mère. Je reparlai de mes cheveux, et de ma difficulté à faire accepter ma calvitie par mes proches. Je rajoutai que je n’en avais pas parlé à ma mère. Cela parut le surprendre. Puis il m’interrogea sur mon père. Je lui dis que je l’avais perdu assez jeune, il toussota d’un air intéressé. Ça commença à m’agacer, alors je rembrayai sur mes cheveux. Il me demanda si je connaissais l’histoire de Samson. Je me retins de lui répliquer que je n’avais pas eu mon agrégation de lettres en tirant au pigeon.

Téléphoner pour annuler s’avéra cependant mentalement trop épuisant : je continuai à me présenter aux séances suivantes. Après tout, j’allais bien aussi en cours. Je parlais sur mon divan comme en classe, totalement détachée de ce que je disais. La seule chose qui m’intéressait, c’était mes cheveux : pourquoi ils étaient tombés, et s’ils allaient repousser un jour. Mais ce n’était pas une question à laquelle un psy pouvait m’aider à répondre.

J’avais enfin reçu une carte postale de mon amour. Une fort jolie carte, quoique au contenu inepte. Il ne voulait surtout pas gâcher la belle image qu’il avait de moi, et patienterait aussi longtemps qu’il le faudrait ; en attendant, il me laissait l’appartement, s’occuperait des traites, et m’embrassait le plus tendrement du monde.

Je mis une bonne demi-heure à déchirer méthodiquement la carte jusqu’à ce qu’il n’en demeure plus que des confettis.

Ce fut peu de temps après que je rencontrai Hou.

Je m’apprêtais à passer la grille de mon immeuble une baguette sous le bras, lorsque je pris conscience qu’un gosse aux traits asiatiques se tenait à mes côtés. Je lui tins la porte, il me sourit, puis s’arrêta pour me regarder. Je lui souriai en retour (je m’étais habituée à ce que l’on me regardât de façon un peu insistante) et me dirigeai vers le hall d’entrée. Il m’emboîta le pas, me suivant à un petit mètre de distance. Je lui tins à nouveau la porte, il me remercia d’un petit coup de tête, toujours un grand sourire aux lèvres. Il me suivit dans l’ascenceur. Je lui demandai à quel étage il allait, vaguement inquiète : il devait avoir six ou sept ans, tout au plus, cela me paraissait bien jeune pour rentrer tout seul à la maison. Il continua à me sourire sans répondre. Je haussai mentalement les épaules : peut-être que ça l’amusait, de monter dans les ascenseurs.

Il descendit comme moi au dernier étage. Je connaissais bien nos voisins, un jeune couple sans histoire et sans enfants. Et il ne se dirigeait pas vers leur porte, mais vers la mienne, toujours sur mes talons. Je me retournai.

- « Dis, tu vas où comme ça ? Ce n’est pas chez toi, ici. Tes parents, ils sont où ? Tu sais où tu habites ?»

- « Hou, hou ! » fit-il, amusé par mes répétitions.

- « Bon », continuai-je, quelque peu décontenancée. « Bon, bon. Hum, eh bien, je te dis au revoir, hein ? Tiens, je te rappelle l’ascenseur, tu le prends et tu rentres chez toi, d’accord ? »

J’attendis qu’il eût disparu du palier, pénétrai dans mon appartement, déposai le pain dans la cuisine puis revins dans l’entrée ôter mes chaussures. Un petit frôlement éveilla mon attention. Je regardai par l’œilleton. Le petit fixait ma porte avec résolution.

Je soupirai. Mes voisins allaient rentrer. S’ils voyaient ce môme poireautant devant ma porte, ils ne manqueraient pas de sonner et je serais bien embêtée à tenter de leur expliquer l’inexpliquable. J’ouvris la porte à contre-cœur.

- « Bon. Qu’est-ce que tu veux, à la fin ? »

Il me décocha un grand sourire et entra sans façons.

Je lui proposai un bout de pain avec du beurre. Il le prit d’un air content, et commença à le grignoter de ses petites dents blanches. Après quelques minutes passées à se regarder en chiens de faïence, moi attendant qu’il achève son grignotage, lui m’observant les yeux écarquillés comme s’il découvrait par mon intermédiaire le genre humain, il finit par lancer :

- « Beaux cheveux. Très longs. »

Je lui décochai un regard blanc.

- « Très beaux... »

- «Tu te fiches de moi ? »

Je pris brusquement la main du mioche, la forçant à parcourir mon crâne nu.

- « Tu vois bien qu’il n’y a pas de cheveux ici.»

- « Si, kami. »

- « Ka quoi ? »

- « Kami. Cheveux, en japonais. Dieux, aussi.»

- « Tu es japonais ? Je pensais que tu étais vietnamien ou chinois. C’est plus courant par ici.»

- « Oui, japonais. »

- « Alors mes cheveux, ce sont des dieux ?»

- « Non, pas pareil, différents kanjis.»

- « Mais tu les vois.»

- « Oui.»

- « Mais alors, pourquoi moi, je ne les vois pas, pourquoi personne d’autre ne les voit, ces kamis ?»

Le petit haussa les épaules.

Je tentai de m’imaginer à quoi pouvait bien ressembler le monde auquel ce petit être étrange prétendait avoir accès.

- « Et mon amour, tu le vois ?»

Hou fronça les sourcils.

- « Non... »

Il s’interrompit, cherchant ses mots.

- « Il faut... prendre soin... de tes kami. » finit-il par énoncer laborieusement.

Je le contemplai un long moment.

Le lendemain, je partis à la recherche d’un studio. Une fois le bail signé, je donnai ma démission à l’Éducation Nationale.

Le patron du troquet où j’avais pris ma cuite avec Bernard m' embaucha avec enthousiasme. J’avais la classe qui allait avec son établissement.

Depuis, j’écris.