Crash
7 avril 2012.
Note to self : mettre le lyrisme en sourdine. Économiser le papier versus faire sens.
Par où commencer.
Week-end de Pâques place de la Cathédrale, ambiance paisible ; les passants ont l’air heureux sous le soleil ; les pigeons s’affairent autour des tables en terrasse ; j’observe la flèche de Notre Dame de Rouen qui scintille dans l’azur.
Les cloches sonnent midi. Au sixième coup, un terrible sifflement suivi presque immédiatement d’un énorme crash.
À l’est de la ville, du côté de Sainte-Catherine, les fumées d’un incendie ; les flammes transforment bientôt la colline en brasier ardent.
Les gens s’agitent. Au premier choc vient s’additionner un second : les réseaux ont cessé de transmettre. Les smartphones et autres appendices tech sont vainement brandis vers le ciel.
J’entre dans le bar le plus proche et commande un thé au comptoir. Le barman me jette un coup d’œil bizarre mais s’exécute.
J’achève de verser mon breuvage lorsque la télévision reprend vie, délivrant l’image d’un président de la République assis à son bureau de l’Élysée, un énorme Van dans les bras. Hector ? Cassandre, peut-être. La même scène s’affiche sur l’Iphone que le barman vient de brandir, vibrant, de la poche arrière de son jean.
Le message délivré est bref et précis. TL;DR : le monde amorce une transformation radicale, il n’y a pas d’alternative, toute résistance est futile.
Version longue : un virus occasionnant chez l’être humain, en quelques jours d’incubation et sous l’action de la lumière directe du soleil, une pétrification de l’intégralité de l’appareil digestif, se diffuse actuellement dans l’atmosphère. Afin d’assurer sa survie, la population est invitée à intégrer les Tubes actuellement en formation sur l’ensemble du territoire. Le Gouvernement fournira l’accompagnement nécessaire. Il est hautement recommandé d’éviter entretemps de s’exposer à la lumière du jour.
Les écrans redeviennent muets.
Je paie tranquillement ma consommation sous le regard perdu du barman.
Respiration coupée, capuche enfoncée sur les oreilles, tête baissée, privilégiant les passages à l’ombre, je file vers le porche de la Cathédrale. À l’intérieur, il y a déjà foule.
Je m’installe sur une chaise dans la nef. Au-dessus de moi, la Vierge à l’Enfant me nargue en silence dans son médaillon.
Un peu plus tard, un prêtre fait son apparition et entame une homélie.
Un froissement d’étoffe me réveille. La nuit est tombée, la Cathédrale s’est considérablement vidée. Des aides rangent les chaises dans les allées. On roule un tapis devant le chœur. Le prêtre a disparu.
Je me dirige vers le côté nord de la nef. Personne ne semble s’intéresser à moi. Le bas de l’escalier est exposé aux regards mais sa partie supérieure est protégée par une rampe : je suis désormais à couvert. Les pierres se laissent desceller sans difficulté. Je me faufile par l’étroit passage et vérifie rapidement l’état des lieux. Tout est en ordre. Je pars récupérer mes affaires et un maximum de provisions. Les pillages ont déjà dû commencer.
À l’extérieur, c’est le chaos. Les gens courent dans l’obscurité avec des objets plein les bras, les bars et les échoppes sont pris d’assaut, les commerçants partent avec leurs marchandises ou se barricadent, tirant les rideaux et baissant les stores.
Je traverse la Seine par le Pont Corneille. Le ciel est clair, baigné par une lune à moitié pleine qu’aucune brume ne vient voiler. L’eau du fleuve reflète les lumières de la ville et le clair de lune. La colline Sainte-Catherine rougeoie. Je me sens bizarrement bien.
Une fois sur l’autre rive, l’ambiance change. Moins de désordre, plus de détermination dans les regards. Je serre fermement mon canif au fond de ma poche et progresse rapidement. Les personnes que je croise ne sont pas agressives ; simplement, comme moi, sur leurs gardes et pressées. Certaines portent de gros sacs, d’autres poussent des caddies remplis à ras bord.
À l’appartement, le Matériau est nettement visible sur les câbles et a commencé à coloniser les appareils qui y sont reliés, recouvrant tout d’une couche translucide et pulsante. Je contourne prudemment l’ensemble pour atteindre la cuisine. Frigo, four et congélateur sont également atteints. J’ouvre le placard au dessus de l’évier et remplis le quart inférieur de mon sac à dos de denrées lyophilisées. Rejoignant ma chambre en me déplaçant toujours avec beaucoup de précautions, j’ajoute dans le sac quelques objets de première nécessité (plus exactement : que je choisis de considérer comme tels, ne sachant pas précisément de quelles nécessités mon futur sera fait). Mes vêtements sont chauds, résistants et isolants ; je prends un minimum de rechange. Après quelque hésitation, je protège l’ensemble de mes notes + le projet de livre par trois couches de sacs plastique et les dispose à part, dans une sacoche en bandoulière sous mon sweat.
Note : le livre risque de devenir beaucoup plus important que prévu. Profiter des prochains temps pour le reprendre.
Notes méta : les supports physiques les plus simples sont les plus pérennes. Le papier ne nécessite pas d’alimentation en électricité ou de matériel compatible pour le lire - à moins d’être non voyant. C’est moins résistant que le marbre mais ça peut contenir bien plus d’information.
C’est peut-être ça l’invariant : le ratio quantité d’information-durabilité. Plus l’information est dense et plus la technique sous-jacente est difficilement maintenable, rendant la perte irrémédiable une fois la technique de conservation ou de récupération disparue.
Peut-être produira-t-on un jour des romans organiques, qui se développeront et se conserveront à la manière du vivant - mais alors les mutations seront inévitables, sans lesquelles le vivant ne l’est plus vraiment.
Peut-être l’être humain et plus généralement les êtres vivants sont-ils déjà ça : des supports d’une histoire totale, perpétuellement en construction.
Peut-être mes propres notes ne sont-elles qu’une tentative d’exégèse d’un livre plus complet et pérenne écrit dans une langue encore en grande partie indéchiffrable.
Peut-être vouloir la figer sur du matériel mort n’a-t-il aucun sens.
Peut-être la seule façon valable de participer à l’écriture du roman global est-elle de vivre sa vie de la manière la plus consciente possible.
Je sors de chez moi en refermant la porte à clef par pur automatisme et me dirige vers le centre commercial le plus proche.
Le bâtiment est à peine éclairé mais grouille d’êtres affairés progressant silencieusement, sans débordement, sans l’ombre même d’une altercation. Personne ne cherche les ennuis ici. On pille simplement, à sa mesure, autant qu’on peut, sans faire d’histoire. J’attrape un caddie et commence à le remplir de paquets de céréales de petit-déjeuner, de riz et de pâtes ; les rayons sont déjà bien dégarnis mais il y a encore largement de quoi faire. Je complète le tout par des paquets de lait en poudre, plusieurs sacs de gros sel, du nitrite de sodium, des conserves de légumes et de poisson gras. J’ajoute par dessus une casserole, des boîtes d’allumettes, un réchaud à gaz avec plusieurs bonbonnes de rechange ; je termine par une dizaine de carnets grand format, cinq rames de papier et de nombreux crayons HB munis de gomme (c’est plus durable que les stylos). Sans surprise, ce type de matériel se trouve encore en abondance. Je ne peux malheureusement pas en prendre davantage. Je me hâte vers la sortie les yeux rivés sur mon chariot, les sens en alerte.
Ce n’est qu’après avoir de nouveau franchi le pont que je me permets de respirer un peu. Tout en restant sur mes gardes. Rive gauche, il faut juste ne pas croiser la mauvaise personne au mauvais moment. Rive droite, c’est plutôt du bourgeois moyen dont il faut se méfier. Beaucoup trop prompt à collaborer.
Les gens se sont déjà majoritairement cloîtrés chez eux. Je parviens à la Cathédrale sans encombres. Fais un détour pour remplir ma gourde à ras-bord à la fontaine rue Saint-Romain. La porte principale est verrouillée, je la crochète comme d’habitude et la referme au mieux. Le bruit des roulettes mal graissées et mal agencées du caddie résonne monstrueusement dans la nef. Au pied de l’escalier, je m’arrête et tends l’oreille. Au bout d’un quart d’heure de parfait silence, je reprends mes activités. Une fois mon chariot déchargé et mes réserves rangées, je démonte, lentement et méthodiquement, le caddie puis entrepose minutieusement l’ensemble des pièces dans ma cache. Je sonde une nouvelle fois le silence de la nef. N’ayant rien décelé d’anormal, je rebouche l’entrée.
J’écris ces notes une rame de papier disposée sous ma tête, les carnets disposés en matelas sommaire au sein d’une couverture de survie, une barre du caddie à portée de main.
Peut-être que rien de tout ceci n’a de sens. L’Histoire elle-même n’a jamais eu de sens, l’espèce humaine est apparue et à présent elle va disparaître, c’est aussi simple et il n’y a rien de plus à comprendre là-dedans.
Sauf que je n’ai aucune intention de disparaître. Ni de me résoudre à ce que l’avenir de l’humanité repose sur les décisions d’une poignée d’individus manipulés par des chats.