Prêtre

29 avril.

Il faut que je me force à prendre des notes plus régulièrement. Mais il y a si peu de choses à noter. Je préfère travailler à mon livre.

Le système de projecteur-écran continue de diffuser les communiqués tous les jours à midi. C’est idiot, s’il reste encore des personnes non transférées elles ont dû, comme moi, adopter un rythme nocturne depuis un bon bout de temps. Cela m’oblige à rester alerte jusqu’à la mi-journée, je dors ensuite jusqu’au soir. Je fais souvent une courte sieste vers 7-8h du matin.

Le prêtre continue à ouvrir la porte un peu avant l’aube, reste à observer quelque temps puis part vaquer à ses occupations. Il s’obstine à officier de jour, malgré l’absence totale de fidèles. Je prends évidemment garde à ne pas me faire repérer et demeure dans ma cache en journée à part pour quelques sorties ponctuelles (matin, midi, besoin pressant - le plus problématique actuellement, à cause de l’odeur. J’ai opté pour un coin isolé et recouvre systématiquement mes déjections de gros sel).

Je tiens le décompte des jours sur une feuille de papier que je garde précieusement dans une poche. Ils n’annoncent jamais la date dans les communiqués. Ma montre à mécanisme automatique m’a coûté assez cher mais je me félicite vivement pour ce choix.

Note : l’argent n’a probablement déjà plus aucun sens en ce monde. Se concentrer sur ce qui en a encore (le temps, l’information).

Je me risque à aller me laver sommairement à la fontaine Saint-Romain, quelques heures avant l’aube, environ un jour sur trois.

Malgré les restrictions alimentaires (je tente de contrer la diminution de mes vivres par la chasse de petit gibier : pigeons, corneilles ou rats que je tue puis sale dans les règles de l’art), je continue à m’entretenir physiquement. L’emploi du temps régulier et immuable du prêtre m’a permis de m’enhardir et d’élargir peu à peu la gamme de mes exercices nocturnes : jogging rapide autour de la nef ; séances d’abdominaux entre deux chaises ; pompes ; soulèvement de bancs en guise de poids.

Mon activité favorite demeure évidemment l’escalade. Les différentes tours m’étaient déjà familières ; mes mains en connaissent désormais le moindre recoin. Le toit de la tour Saint-Germain est constitué d’ardoises glissantes qui rendent l’accès au sommet délicat. La tour de Beurre, presque aussi haute, est d’un abord beaucoup plus facile. À force de l’escalader, je pourrais m’y hisser les yeux fermés. J’ai également apprivoisé la tour Lanterne, avec sa flèche qui culmine à 151 mètres de hauteur (comme le déclare fièrement l’un des petits dépliants à l’entrée de la Cathédrale).

Depuis ces points d’observation, je contemple, nuit après nuit, le grand Recouvrement. La lueur a fini par prendre corps : cela ressemble à une énorme vague, un tsunami qui déferlerait au ralenti d’ouest en est. Je parviens désormais à saisir quelques détails à sa surface - des sortes d’excroissances, comme des bulles.

17 mai.

Enfin tranquille.

Mon prêtre restait en plutôt bonne forme, après tout ce temps. J’ai fini par m’intéresser à ses moyens de subsistance. Localiser l’endroit où étaient entreposés ses stocks n’a pas été très difficile.

Je les ai visitées ce matin vers 3h, n’ayant réussi à trouver à chasser, de toute la nuit, qu’un pauvre rat décharné. Je connaissais sa routine, il n’aurait pas dû y avoir de risque à cette heure-là.

L’acuité sensorielle se trouve hélas exacerbée par la faim - contrairement à l’acuité mentale, dont j’ai très manifestement manqué.

Après avoir fouillé quelque temps, m’absorbant complètement dans ma tâche suite à la découverte de sacs de riz en quantité probablement suffisante pour me permettre de survivre toute une année, j’ai relevé la tête pour me retrouver face à face avec mon prêtre.

Son visage amaigri a marqué la surprise, puis l’incompréhension lorsque je lui ai planté mon canif dans la gorge. Je n’ai eu que quelques dixièmes de secondes pour me décider ; c’était de loin l’option la plus raisonnable, au vu de la situation. Il a bien tenté de me repousser, mais ma lame avait pénétré profondément : sa souffrance fut courte. J’ai aussitôt attrapé un grand bol pour éviter que son sang, qui coulait à flots, ne se trouve gâché. Puis j’ai récupéré à la cuillère tout ce qui s’était déjà répandu sur le sol. Mon dégoût n’a été que de courte durée : mon corps s’est trouvé rapidement revigoré par cet apport nutritif inespéré.

Il a fallu alors s’occuper du reste. Il y a de l’eau en abondance, le local est attenant à une petite cuisine aux volets parfaitement clos doublés de carton. J’ai déshabillé délicatement le cadavre, rincé dans l’évier et à l’eau froide ses vêtements souillés de sang en récupérant l’eau dont j’ai rempli deux jarres, puis je les ai mis à sécher. J’ai ensuite passé un chiffon mouillé sur l’ensemble du corps, puis l’ai démembré avant que la raideur post mortem ne s’installe (je disposais pour cela d’une ou deux heures grand maximum : il ne fallait pas traîner).

Puis j’ai étalé une grande nappe sur le sol, l’ai couverte de gros sel (il y en avait plusieurs pots sur place, mais j’ai dû faire l’aller-retour pour récupérer le nitrite de sodium), y ai disposé les morceaux découpés et désossés. Les intestins étaient intacts (une excellente nouvelle), j’ai décidé de les conserver dans un bocal à part. Idem pour les autres organes.

Je me suis fait la cuisine en allumant un feu dans la crypte (plus discret de l’extérieur), avec des cierges et quelques bâtons de chaise. J’en ai profité pour fumer une partie de la viande en m’accordant une ou deux rasades de vin de messe.

Note : le gaz était coupé : le Matériau, probablement. Pourtant, l’électricité fonctionne encore. Jusqu’à quand ?

Après plus d’un mois passé à me cacher, je suis à nouveau libre. Mes perspectives de survie sont bien meilleures (garde-manger du prêtre, prêtre). J’ai choisi de déménager dans la crypte - bien plus vaste que ma cache. Celle-ci me servira désormais à stocker mes affaires les plus précieuses : cahiers, carnets, matériel d’écriture, ainsi qu’un stock conséquent de denrées non périssables, au cas où l’autre réserve se trouverait dévastée pour une raison ou une autre.