Recouvrement

20 mai.

Pas tardé à déchanter. La Vague se rapproche chaque soir. Plus personne dehors, le transfert via les Tubes semble achevé. Depuis aujourd’hui, électricité coupée. Je m’éclaire aux cierges. De moins en moins de petit gibier.

Trouvé quelques livres intéressants dans les quartiers du prêtre.

Tente de me préparer au mieux à ce qui va suivre.

Note : curieusement, les câbles de la Cathédrale sont restés vierges de tout Matériau. Bon ou mauvais signe ?

J’espère que la Crypte suffira à me protéger. Je vais me positionner à l’endroit le plus bas de la salle, après il n’y aura plus qu’à attendre et… je me promets de ne pas prier.

Je me déplace désormais avec mes écrits en bandoulière : je préfère les garder en permanence sur moi, au cas où ma cache se fasse recouvrir. S’il faut y passer, ce sera au complet et la tête haute.

25 mai, 3h du matin.

Une bonne partie de la ville a disparu, submergée par la Vague. Le silence demeure total. Plus qu’une destruction, cela ressemble à une transformation-digestion des structures qui une fois atteintes, viennent se fondre sans bruit ni heurts dans le Matériau.

Le Recouvrement aura probablement lieu dans les prochaines heures. Il fera bientôt jour et j’ai beau me creuser les méninges, je ne vois pas où je pourrais me trouver plus en sécurité qu’ici-même, au fin fond de la Crypte. Il n’y a plus qu’à attendre. J’écrirai jusqu’au bout.

12h15.

Il y a quelques minutes, un étrange bruit de succion accompagné d’un bref craquement. Puis plus rien.

14h.

L’intérieur de la nef n’a pas bougé. Il fait plus sombre qu’à l’accoutumée en journée ; une lumière verdâtre filtre par les vitraux. Je suppose que c’est terminé. Je ne comprends pas comment la Cathédrale a pu rester intacte. Je vais tenter de me reposer en attendant la nuit.

26 mai, 1h.

À minuit, une barre de caddie dans une main et mon canif dans l’autre, respiré profondément et entrouvert la porte principale. Pas de déferlement de Matériau. Aucun bruit à l’extérieur.

Attendu que mes battements de cœur reviennent à la normale, les sens aux aguets, puis ouvert plus largement la porte ; risqué ma tête dans l’ouverture.

Le Matériau s’arrête net à une dizaine de mètres du portail - comme si un champ de force l’empêchait de passer outre. La frontière semble parfaitement circulaire - le centre quelque part dans la Cathédrale.

À perte de vue, des Piliers à intervalles réguliers, aux colonnes s’élargissant légèrement à la base et au sommet, de couleur blanchâtre, aux pulsations organiques. Tout le reste : maisons, rues, véhicules, monuments… a disparu.

Le ciel n’est plus visible. Mon univers comporte désormais un plafond, à une centaine de mètres de hauteur, qui diffuse sa lumière verdâtre. Et un sol.

La flèche de la Cathédrale a été brisée en son milieu - absorbée, plutôt : aucune trace de débris n’est repérable aux alentours (le bruit de succion de tout à l’heure ?).

Contourné précautionneusement la façade, restant au plus près de l’édifice. Vérifié avec soulagement que la fontaine fonctionnait encore. Mais pour combien de temps ?

Grimpé au sommet de la tour de Beurre. Les Piliers comme une forêt dont le plafond de Matériau constituerait la canopée ; la Voûte ondulant comme la paroi d’un immense ventre. Nul oiseau, nul rongeur perceptible aux environs.

De retour dans la Cathédrale, légère collation dans les quartiers du prêtre. L’eau coule encore dans l’évier de la cuisine ; j’ai rempli de ce précieux liquide tous les récipients - bouteilles, bocaux, casseroles - que j’ai pu trouver, les recouvrant soigneusement avant de les disposer au fond d’un placard. Cela ne me permettra pas de tenir bien longtemps en cas de coupure franche, mais cela augmentera tout de même mon horizon de vie de quelques semaines. Je prévois de renouveler cette eau régulièrement afin de m’assurer de sa potabilité ; ce que je jetterai ne sera pas perdu, puisque je me laverai avec. Je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt. C’était un risque vraiment inconsidéré, il faut que je fasse plus attention.

8h.

J’ai fini par me décider à ressortir. Si je veux survivre, il me faut étudier mon nouvel environnement, apprendre à le connaître.

Note : la couche de Matériau me protège désormais de la lumière du soleil. Me permettra-t-elle de continuer à respirer ? Seul l’avenir le dira.

Mis deux couches de chaussettes par dessus mes chaussures de grimpe. Posé légèrement un pied sur le Matériau, mon corps prêt à basculer en arrière. Rien. Attendu quelques longues minutes, posé le pied plus fermement. Toujours rien. Pris une grande respiration, posé mon deuxième pied. Aucune réaction notable. Commencé à marcher, gagnant progressivement en assurance. Surface ferme mais plus comme du lino que comme du métal ou de la pierre. Striée en damier. De légères vibrations ; sensation de « quasi-organique », comme une peau de lézard géant.

Pas vraiment l’impression d’être dans les intestins d’un animal ; plutôt au sein de quelque chose entre la pierre et le végétal. Une grotte qui aurait poussé comme une plante. Les rainures qui strient le sol en damier prennent une courbure au voisinage des piliers et se muent en anneaux réguliers enserrant les troncs.

Préféré ne pas pousser plus loin aujourd’hui. Qui sait si en marchant sur le Matériau, je n’ai pas déjà déclenché quelque chose d’irréversible.