Paul

27 mai

3h

Gros changements en perspective.

À minuit, recommencé à explorer les environs. Toujours le même paysage. Piliers à perte de vue.

Poussé l’audace à frôler le Matériau de ma paume, puis le toucher légèrement de l’index droit (j’aurais fini par le faire : autant vérifier tout de suite). Le contact du Matériau est tiède, organique, avec de légères pulsations comme celles d’un cœur lointain. Comme je l’espérais, il semble redevenu, sinon inerte, du moins inoffensif. Attendu un bon quart d’heure sans détecter de changement dans mon organisme.

Note : le stress est probablement une bonne jauge (les visages des personnes entrant dans les Tubes étaient trop sereins).

Il m’a fallu quelque temps pour comprendre qu’il y avait un autre battement que celui du sang dans mes tempes, différent également des pulsations sourdes du Matériau. Un battement qui devenait de plus en plus perceptible. Un bruissement de pas.

Retenant mon souffle, contrôlant le moindre geste, j’ai rejoint le Pilier le plus proche, me collant doucement à la paroi vibrante.

La démarche était souple, presque glissante. Des pas de danseuse un peu fatiguée.

Quelqu’un se dirigeait vers l’entrée de la Cathédrale.

La créature était complètement nue, de taille moyenne et se tenait légèrement courbée vers l’avant, comme si elle avait du mal à supporter son propre poids. J’ai bien cru qu’elle ne réussirait pas à pousser la porte.

Attendu cinq bonnes minutes avant de pénétrer à mon tour, le plus discrètement possible, dans l’édifice.

L’être s’était posté en plein milieu de la nef et regardait vers le chœur, tenant à la main une sacoche que je n’avais pas repérée lors de son arrivée.

J’ai continué à avancer le long du collatéral gauche jusqu’à atteindre sa hauteur, me dissimulant derrière les colonnes. Un petit engin clignotait faiblement sur sa poitrine, au niveau du cœur. Lorsque j’ai aperçu son visage, j’ai bêtement lâché, avant même que l’information achève de faire son chemin dans mon cerveau :

– Paul !

Il a dirigé lentement son regard vers moi, le visage empreint d’une curiosité littéralement indescriptible. Son teint asiatique apparaissait, sous la lueur des lieux, d’un blanc verdâtre. Puis il a esquissé un sourire - narquois ou désabusé, c’était difficile à dire, sur ce visage transformé de manière à la fois délicate et radicale. Rien n’avait changé, et pourtant, tout semblait avoir changé, dans cet ensemble désormais subtilement inhumain. Peut-être cette manière de voir sans voir, ou l’absence totale de capillosité. À noter également, deux petites excroissances de chaque côté du crâne, comme des embryons de cornes. Les oreilles semblaient plus fines aussi, comme deux petites feuilles d’arbuste.

– Lui-même… À qui ai-je l’honneur…?

Il laissait traîner sa voix comme par paresse. Elle était plus faible encore que la mienne.

– Vince. J’étais dans la classe d’Adrien.

Il a commencé à me regarder avec plus d’attention. Du moins, il me sembla qu’il essayait. C’était extrêmement curieux, d’observer ces yeux vagues tenter de se focaliser.

– Tu as réussi à échapper à la Conversion ?

Je l’ai dévisagé à mon tour, hésitant entre enthousiasme et méfiance. Il a dû lire cette indécision dans mon regard et m’a souri plus franchement. Puis il s’est mis à m’expliquer, lentement, utilisant à regret ses muscles faciaux.

– Tu n’as pas de crainte à avoir… Je ne suis pas descendu ici pour traquer les réfractaires… En fait, je n’avais même pas pensé qu’il pouvait y en avoir… qui aient survécu… Je voulais juste vérifier pour la Cathédrale… Mais je ne peux pas rester très longtemps… Ma « pile »… (il fit un geste vers le petit boitier clignotant ; était-ce en Matériau ? la couleur était assez semblable) n’est pas encore complètement au point…

Face à l’incompréhension qui devait marquer mes traits, il a continué :

– Nous « fonctionnons » à l’énergie solaire, désormais… (ricanant légèrement) oui, c’est difficile à concevoir…

Je réfléchissais à toute allure.

Paul avait étudié le nouveau Réseau, et avait même probablement eu le temps de commencer à travailler dessus suite à son embauche forcée ; il paraissait logique qu’il ait réussi à le hacker… Pourquoi, au fait, l’avoir contraint à œuvrer pour le groupe, si le projet était si proche de son terme ? Il avait dû se passer quelque chose… Il y a-t-il eu déclenchement prématuré du processus ? Paul en était-il au moins partiellement responsable ? Et si oui, fallait-il en tirer un quelconque espoir pour la suite ? À moins qu’il ait choisi de collaborer. Son histoire de pile n’était pas forcément crédible. Où aurait-il trouvé le matériel ? Était-il possible qu’il se soit préparé en amont ? Trop d’informations précieuses étaient passées sous mon radar.

– Vérifier quoi, pour la Cathédrale ?

Je lui barrais le passage.

Il a soupiré puis tenté de hausser les épaules. Le mouvement était presque comique tant son corps semblait frêle.

– J’ai modifié le code pour que le Matériau l’entoure plutôt qu’il ne la dissolve. Je n’ai hélas pas réussi à sauver la flèche, elle aurait dépassé de la surface… Bref, c’est probablement grâce à moi que tu es encore en vie. Je peux passer ?

J’ai fait un pas de côté. Et mine de l’accompagner.

– Je préférerais que tu restes ici… Si ça ne te dérange pas.

Mon expression a dû trahir mes pensées, à savoir qu’il n’avait pas vraiment les moyens de m’empêcher de le suivre (je souhaitais évidemment savoir par où et comment il avait pu descendre).

Il a sorti son Heckler & Koch de la sacoche.

– Si tu tiens à ta survie, tu as tout intérêt à coopérer avec moi. Ta façon de réagir aux quelques informations que j’ai pu te délivrer m’incite à penser que tu as probablement, toi aussi, des choses intéressantes à me dire.

Il avait parlé à un rythme tout à fait normal. En quelle mesure avait-il feint auparavant sa faiblesse ?

– Ça n’a pas l’air de te surprendre beaucoup non plus, ça.

Regard vague, comme s’il regardait derrière ma tête.

– Bref. J’ai aussi des détecteurs radar et infrarouge : j’ai su tout à l’heure que tu étais là bien avant que tu ne m’entendes. Alors n’essaie pas de jouer à la plus maligne et reste ici le temps que je remonte.

Je l’ai contemplé, bouche bée.

– Adrien m’avait parlé de toi comme d’un mec. Un peu bizarre, ok. Mais il va falloir m’expliquer comment, après tout ce temps et en les conditions actuelles, tu n’as même pas le commencement d’un début de barbe.

– Et alors ?

Il a haussé une nouvelle fois les épaules.

– Pas de souci. Ça n’a plus beaucoup d’importance à présent.

J’ai préféré ne pas commenter.

– Il faut que j’attende combien de temps avant de pouvoir ressortir ?

Il a consulté sa pile.

– Donne-moi trente minutes.

Puis, comme à contrecœur :

– Tu peux te balader aussi en journée, désormais. La voûte est complètement étanche à la lumière naturelle.

Je l’ai laissé s’éloigner sans mot dire.

Notes : capacités de résistance physique définitivement à préciser ; capacités cognitives (observation, déduction) inchangées voire améliorées ; absence totale d’appareil génital ; corps lisse et brillant, légèrement verdâtre.